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Le Monde du 8 Mars : Parentologie : « Non, pas maintenant ! Papa a du boulot »

13 Mars 2020 Publié dans #Presse

Bizarrement, mes deux fils ont une vision assez négative de mon travail. Non pas qu’ils fassent partie des 61 % de Français qui pensent que les journalistes sont asservis aux lobbys de la nance (Baromètre de con ance envers les médias 2020). En réalité, leur courroux est motivé par tout autre chose. « J’aimerais pas être journaliste plus tard, m’a con é récemment mon

plus jeune ls, parce que t’as jamais le temps de jouer avec moi. » « Tu travailles tout le temps ! », s’est également plaint le plus grand.

Bref, ce qui dérange mes enfants, c’est le caractère visiblement très chronophage de ma servitude

professionnelle. Là où je me vois exercer un métier un peu romantique et moins contraignant que beaucoup d’autres, rédigeant de longs textes sous les toits pour essayer de me faire croire que je suis un lointain cousin de Gay Talese, mes enfants, eux, me perçoivent plus prosaïquement comme un esclave enchaîné à son écran d’ordinateur, jamais dispo, toujours en retard d’un article à rendre.

Stratagèmes les plus retors

Ce sentiment provient en premier lieu, je pense, de ma pratique du télétravail. Comme il n’existe pas de coupure stricte entre l’espace de la vie familiale et le lieu où je produis de la copie, mes enfants ont du mal à comprendre – et qui saisirait un tel paradoxe ? – que je suis à la fois là avec eux, et en même temps au boulot. Car si mon chef a consenti à ce que je travaille à distance, ce n’est pas pour que je me retrouve, in ne, à monter un circuit Hot Wheels ou à faire une partie de Bata-waf durant mes heures de service.

Mais allez expliquer ça à un enfant ! Tout ce qu’il voit, lui, c’est que je me trouve dans son champ de perception, à même pas un jet de balle rebondissante, comme une promesse de bataille potentielle sur le lit et d’allumage éventuel de la console de jeu.

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En toute logique, l’enfant tente donc, par les stratagèmes les plus retors, de me détourner de mon labeur. « Papa, regarde ce vaisseau en Lego ! » Là, je marmonne généralement un « mmmh » inattentif. « C’est pour toi Papa ! », s’exclame alors l’enfant dans un éclat de tendresse qui me conduit immanquablement à allonger un bras vers lui (oui, ce petit a tout compris au principe du cheval de Troie).

Mais au bout d’un moment, une fois qu’il devient évident que j’ai été totalement distrait, je nis par l’éconduire sur un ton un peu plus vif : « Non, pas maintenant, j’ai du boulot ! » Situation désagréable où se trouvent mises en balance des urgences professionnelles dont on sait qu’elles sont souvent relativisables et la vie psychique de l’enfant en construction.

Atavisme culturel

Systématiquement renvoyé dans les cordes en raison d’impératifs qu’il ne comprend pas, celui-ci risque de se sentir dévalorisé, se considérant nalement comme moins attrayant que ce chu clavier azerty qui semble avoir envoûté son père. Pour dénouer cette situation complexe, c’est ma femme qui, tel un casque bleu, est souvent obligée de s’interposer : « Vous n’avez pas compris que votre père travaille ! », dit-elle, comme si elle déployait une rangée de barbelés pour me protéger d’une invasion.

Si elle a un fondement réel (j’ai en e et des articles à rendre), cette posture du père a airé témoigne aussi du fait que, par atavisme culturel, beaucoup d’hommes continuent aujourd’hui à donner la priorité à leur travail, même si leur a ection pour leurs enfants est indéniable.

« Devenus pères, c’est comme si les hommes craignaient de n’avoir plus ni le temps ni l’espace de penser leur vie. A chaque nouvelle naissance, les femmes travaillent moins, les hommes plus » Sylviane Giampino, psychologue

Procédant d’antiques normes masculines, cette attitude se traduit dans les variations salariales qui a ectent de manière di érentielle les membres du couple devenus parents. Parce qu’elles réduisent ou interrompent plus volontiers leur activité professionnelle, les femmes se retrouveraient avec une diminution de 20 % de leur revenu, cinq ans après l’arrivée d’un enfant (Insee, 2019).

En revanche, cette naissance n’aura eu aucune incidence sur les salaires des hommes qui, comme le soulignait une étude de l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), en 2016, ne seraient que 4 % à prendre un congé parental de longue durée en France.

« Devenus pères, c’est comme si les hommes craignaient de n’avoir plus ni le temps ni l’espace de penser leur vie. A chaque nouvelle naissance, les femmes travaillent moins, les hommes plus », écrit la psychologue Sylviane Giampino, dans Pourquoi les pères travaillent-ils trop ? (Albin Michel, 2019). Pour les hommes, la rémunération et l’impact sur la carrière seraient les deux principaux freins au temps partiel ou au congé parental d’éducation (étude « Les hommes en entreprise : regards croisés hommes-femmes », Observatoire de la responsabilité sociétale des entreprises et Good to Know, 2018).

Signe que cette prise de distance masculine avec les impératifs professionnels est encore taboue, près d’un homme sur deux souhaitant béné cier d’un congé parental déclare appréhender de devoir l’annoncer à son manageur. Présentés comme des innovateurs sociaux dès qu’ils changent une couche en écoutant Tame Impala, les nouveaux pères font perdurer en réalité nombre d’attitudes archaïques, sans forcément en être pleinement conscients.

« Comme j’ai bouclé mes dossiers, je vous amène à Disneyland ! »

« Les pères revendiquent de pouvoir assurer davantage de présence familiale mais leur seconde nature d’hommes travaillants les freine. Ce ré exe incorporé qui les fait plier face aux commandements de la réalité professionnelle, plus réelle à cet instant que toute autre, vient inhiber leur sens d’une vie de couple avec enfants plus équilibrée », poursuit la psychologue Sylviane Giampino.

Problématique, cet alibi parfois un peu éculé du travail se retrouve donc aujourd’hui au cœur d’une répartition inégalitaire des charges éducatives selon les genres : aux femmes la gestion répétitive du quotidien, aux hommes les apparitions ludiques et événementielles (« Comme j’ai bouclé mes dossiers, je vous amène à Disneyland ! »). C’est à se demander si en organisant quotidiennement, telle une rockstar, son inaccessibilité, le père de famille ne travaillerait pas en secret à un nouvel objectif : sa starisation domestique.

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